Une phrase résonne : celle de mon psychiatre quand j'élabore sur comment être une bonne alliée, sur quelle place je peux m'octroyer ou non pour, peut-être, porter une parole d'autrui sans la prendre ou la voler pour autant : « Et votre voix à vous, elle est où ? »
Un mail en écho : « Nous souhaiterions davantage entendre ta voix. »
Dans mon carnet :
Ma parole est faite d'artefacts.
D'où je parle ? C'est une interrogation ritournelle qui permet de préciser mes entours matériels et ma posture au monde.
« D'où je parle » implique depuis quels espaces je parle, de quels lieux ou endroits – une spatialité, une cartographie. Pour débuter une esquisse du dire, je décris mon environnement concret, je m'ancre dans la description du proche et du présent.
Dans mon carnet :
Il est 8h du matin en ce premier dimanche de deux mille vingt-deux, je vais lancer un épisode de la saison 2 de The OA en espérant y trouver de l'inspiration (ou en tout cas du souffle)
WIND WOOSHING – LE BRUIT DU VENT
je dois régulièrement décrire le contexte, le dispositif dans lequel je me trouve afin de m'y ancrer sans déluge
Ensuite, j'invoque ce qui m'a traversé ces derniers temps, ce que j'ai absorbé sur mes cheminements, les « antennes ouvertes à l'inconnu » (O. Tapiero) et je tente la déliaison de mes nœuds –
Une amie a lu La Fracture de Nina Allan la nuit passée, elle me signale les échos entre ce bouquin et The OA. Les deux sont des histoires de disparition-réapparition qui questionnent le surnaturel de certaines trajectoires.
pendant ma lecture de La Fracture il y a quelques mois, je croisais dans la rue une très vieille dame qui parlait un français éreinté par un accent suisse- allemand. elle avait deux ou trois cabas d'affaires et on se demandait comment elle transportait tout ce poids avec son corps si frêle, dans ses allées et venues dans la ville – ses lignes d'erre, comme dirait Fernand Deligny qui théorise la dérive.
elle dort dehors sous mille épaisseurs de tissus, juste de passage avant de poursuivre son chemin en d'autres lieux. une seule fois elle accepte quelque chose de notre part ; je me souviens de cette nuit. au bord du canal, nous venons d'observer un héron. je lui verse une tisane de marque suisse dans l'une de ses multiples bouteilles en plastique.
pendant la conversation elle transvase le liquide dans un large bouchon jaune pour en boire quelques lampées, délicatement sans doute que nous ne sommes pas très nombreux à rester auprès d'elle ainsi, à supporter qu'une si vieille dame dorme dehors sans le souhait d'aller à l'abri.pendant l'échange, auquel elle ne met pas fin cette fois-ci, on tente d'entrevoir les routes qu'elle a emprunté pour être là devant nous, éclairée par les lampadaires et la lune d'une nuit d'automne
A garden of forking paths
au rythme lent de ses gorgées de tisane, bouchon jaune après bouchon jaune jusqu'à ses lèvres, ses paroles au départ non vacillantes s’effilochent en une folie au regard scintillant ; elle raconte quelque chose autour de son père sur une autre planète et mime avec ses très vieilles mains calleuses un couteau qui égorge, qui retire le cœur en sang – là-bas sur cette planète, on croit comprendre qu'un prophète soigne les êtres vivants, même les chiens.
quand je la recroise à plusieurs reprises ensuite avant qu'elle ne disparaisse, chaque fois la lumière lui donne des auras d'apparition [une figure mythique du sans-abri clairvoyant] et j'écris dans mon journal « Elle pourrait me rendre folle »
Ma place est régulièrement inconfortable. Je me sens souvent tiraillée ; parfois même, dans des grands moments de tension, écartelée par des pôles de mon identité non compatibles et pourtant coexistants.
Par exemple, à cette journée d'étude sur un sujet à la mode en psychiatrie, je suis assise dans une petite salle de travail de l'hôpital du coin. C'est un après-midi un peu avant le printemps. [décrire le vélo, le train, le sandwich sur le bord de l'église en lisant Joan Didion – la solitude apprivoisée][puis décrire la tension corporelle sur cette chaise qui rappelle celles de l'école, la tension intellectuelle dans un atelier sur la pair-aidance, où je suis là en tant que psychologue d'une association, et que ce qui gronde en moi c'est mon vécu de patiente, de petite psychiatrisée – c'est ce bout de moi qui disparaît dans la plupart de mes interactions (ma fêlure secrète)][une des premières nuits à l’hôpital psy, j'ai défait le néon de la salle de bain et je me suis promenée avec dans les couloirs pour trouver la sortie]
Polyphonies
Pour m'aider à trouver ma voix, je fais appel à celles des autres ; j'invoque celles qui parlent à travers : en fil rouge, The OA de Brit Marling pour parler de tribu, d'entre-deux, d'une forme d'intrusion, et pour éclaircir le réconfort que peuvent apporter la narration, l'imaginaire, les histoires.
Pour m'aider à penser le flou de ma place, mes pensées se bordent de celles de Léna Dormeau, chercheuse indépendante en Philosophie des intermondes, qui a écrit notamment « Habiter l’instabilité » sur les espaces liminaires et le fait de prendre soin de la marge ;
de Pervenche Pierrillas, psychologue clinicienne et son texte « Не ни гонете. Ne ni gonete. On ne nous chassera pas », dans lequel elle décrit délicatement sa clinique, au chevet de la rue ;
de Jenny Odell, qui se décrit comme « an artist, professor, thinker, walker, sleeper, eater, and amateur birdnoticer », avec son article « How to do nothing » à propos de l'observation lente et les labyrinthes ;
et d'Olivia Tapiero, poétesse, traductrice, autrice de Rien du tout qui, dans un entretien au Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises, conceptualise autour de la matière opaque de l'expérientiel.
Et chacune murmurera ses blessures – le prix du seuil, de la vulnérabilité d'être nulle part jamais tout à fait à sa place. (où peut-on se sentir appartenir à)
On ira également chercher dans mon carnet des traces.
Sur le seuil
Qu'est-ce que la zone a comme effet sur les gens ? Se tenir sur le seuil provoque un trouble dans l'identité de soi, dans les représentations du monde ? Où se situe la ligne entre l'outsider et l'outcast ?
A travers ses films et les deux saisons de sa série The OA, Brit Marling, réalisatrice, actrice, narratrice, met au travail cette « non frontière » (O. Tapiero) particulière [outsider- outcast]. Pour observer cet espace, avec un regard qui le dévoile autrement, Marling écrit des personnages qui sont des intrus·es. D'une manière claire dans The East, avec une espionne d'une boîte de renseignement privé qui va surveiller de l'intérieur une cellule écoterroriste. Auparavant, elle incarne dans Another Earth une jeune femme qui s'infiltre dans la demeure et la vie de l'homme dont elle a tué la femme et l'enfant dans un accident de voiture.
S'infiltrer dans des interstices
Un mouvement d'attention flottante accordée, un regard qui révèle de l'invisible
là où nous ne sommes pas attendu·es
sous une autre identité
car il n'appartient pas tout à fait au territoire.
Les relations qui se tissent, dans le secret de ces non-dits, restent profondément humaines. La fonction du tabou est à l’œuvre : le vide laissé par ce qui est tu, par ce qui n’est pas explicité, ouvre la voie aux fantasmes, aux interprétations. L’imaginaire ainsi trouve son trou et y dessine des mythologies personnelles, une vérité subjective que l’on peut parfois partager. C’est un dispositif créé par ce qui se trame en creux de la réalité factuelle.
Une intruse dans la zone
je me retrouve sur le bord des trottoirs, sur des murets dans des espaces en friche, auprès de personnes dites en marge
je suis visiblement en mission avec mon chasuble coloréparfois, dans les nébuleuses des discussions où je ne suis pas invitée, je reste malgré tout à regarder les arbres autour, sur le muret maudit, mal à l'aise mais dans l'attente d'une ouverture et sinon, d'être vue comme possiblement là, disponible, plus tard.
je tente de créer à partir de mon inconfort une offre de parole qui diffère, dont quiconque passant par-là pourrait s'emparer à sa guise
un totem ?Je constate:
Ne pas être à sa place,
décalée,
permet de recevoir différemment
– ainsi dans la zone, je me transforme en réceptacle de trames invisibles auparavant, des paroles se murmurent, éclosent. Se raconter par des détours, à une intruse, ouvre de nouvelles voies (à cèl qui dit, à cèl qui écoute).
Je suis toujours surprise de découvrir dans les écrits d’autrui une description fine et essentielle d’un sentiment évaporescent. Je relis régulièrement le texte de cette autre psychologue clinicienne qui parcourt les recoins d’une ville avec cette posture si particulière, potentiellement intrusive mais accueillante, au-delà de tout soupçon :
« Là où je vais, appelée par mon seul prénom, je ne suis personne et je n’ai rien à offrir. […] Je n’y suis pas même psychologue... [...] Ce que je propose d’être est un peu à côté : ni même, ni étrangère, une présence autre. » (P. Pervenche)
Que vient-on faire avec cette présence autre, à la lisière ? On y (re)découvre « que ce qui se niche entre, au seuil, sur la crête, à la limite, aux frontières, est d’une richesse phénoménale et que nous devons en prendre soin. » (L. Dormeau)
Comment prendre soin ? Écouter, raconter
Dans mon carnet :
Il est bientôt 13h de ce premier dimanche de deux mille vingt-deux et je n'ai toujours pas regardé l'épisode de The OA. Je me suis perdue ailleurs, sans rien faire.
« Les labyrinthes semblent fonctionner comme ils apparaissent, une sorte de repli intense de l'attention ; seulement en deux dimensions, ils permettent de ne pas marcher droit dans un espace, ni de rester immobile, mais quelque chose de tout à fait entre les deux. » (J. Odell)
Jenny Odell compare ce qu'elle appelle deep listening avec les espaces labyrinthiques : dans les deux cas, quelque chose se révèle dans les traversées nébuleuses et change notre perception du monde autour.
« Ce que ces moments où l’on s'arrête pour écouter ont en commun avec ces espaces labyrinthiques, c'est qu'ils opèrent initialement une sorte d'éloignement de la sphère de la familiarité. [...] et ils affectent la façon dont nous voyons la vie quotidienne lorsque nous y revenons. »
Brit Marling compare dans ses interviews le jeu d’actrice avec une forme de deep listening où il est question de « développer ton imagination et ta vulnérabilité pour devenir ce navire pour les histoires ». Cela lui permet, dit-elle, « de devenir la personne entière et incarnée que je me souvenais être pendant l'enfance – une qui peut imaginer librement, écouter profondément et sentir de tout cœur. »
D’où parle Marling quand elle écrit, joue et réalise The OA ? De sa place de femme actrice, depuis des histoires de femmes poursuivies, violentées, depuis son vécu personnel. Elle parle après un mouvement de fuite pour sa survie. Elle a réussi à s’extraire de son milieu assigné, avec l’aide d’une sororité intemporelle, d’une tribu d’écrivaines qui ont narré avant elle des utopies concrètes, des histoires salvatrices en dehors des carcans de la domination : dans les marges de la littérature classique, avec vulnérabilité.
Dans les marges s’unissent celles et ceux qui cherchent refuge et révolte.
« Aux injonctions d’agrégation à des mondes qui ne nous désirent pas, nous pourrons répondre en tant qu’êtres qui, arpentant les territoires féconds de leurs contradictions, constituent un vivier liminal de forces dissidentes. » (L. Dormeau)
Le personnage incarné par Marling dans The OA se présente sous différentes facettes selon les temporalités et selon ses interlocuteur·ices. Civilement, elle est Prairie Johnson, fille de ses parents adoptifs et portée disparue depuis plusieurs années. Avant son adoption et ailleurs, elle est Nina Azarova, une enfant d’un oligarque russe devenue aveugle à la suite d’un accident. Puis, elle est OA : celle qui a disparu et qui revient, la vue retrouvée. Un mystère émane autour de ses sept années d’absence.
« You can put a perimeter around the pain »
OA rencontre un thérapeute, j’aime beaucoup sa douceur hors cadre.
Je pense à celui que je rencontre pour parler de mon travail.
Dans mon carnet :
Octobre 2021
on en revient toujours au même :
comment écrire sur la mort, sur l'amour d'outre-tombe.la zone est captivante
de la pulsion de mort dans ses existences
c'est un gouffre qui m'absorbe
où le langage se délie se délite
Ce temps et espace suspendus de la zone contiennent quelques risques, ne sont pas exempts de danger. Les fréquentations manquent souvent de tendresse. Tenir en équilibre, avec fragilité et vulnérabilité, n’est pas de tout repos. Mon superviseur répète à plusieurs reprises : « Il y a beaucoup de pulsion de mort dans votre clinique ». Il associe un jour à propos d’hommes/femmes-grenouilles qui plongent dans des eaux troubles, des marécages où des algues recouvrent peut-être des cadavres. Sur le muret maudit à l’arrière du parking d’un supermarché, on compte les morts de ces derniers mois. Avec tristesse avant de m’endormir, je me demande qui sera le ou la prochaine dont on pleurera la disparition. Les zonard·es ont cette habitude, à l’ouverture d’une bière, d’en verser un peu sur le macadam, en souvenir des défunts.
« J’essaie d’imaginer une manière de rendre habitable l’instabilité, de comprendre comment il est possible de s’y installer sans s’y laisser engloutir. » (L. Dormeau)
Créer des communs, habiter des liens
OA demande à cinq personnes, elles aussi en marge, qui cherchent refuge et révolte, de venir l’écouter raconter l’histoire de sa disparition, de son combat, de ses rêves. Un collectif se construit. Rendez-vous tous les soirs, à minuit, dans The Unfinished House at the Edge of Crestwood – un lieu non (dé)terminé, vestige d'une banlieue américaine, friche où aucun humain n'a pu habiter. Il faut qu’èls laissent leur porte ouverte. Elle leurdemande également de fermer les yeux, afin d’entendre en soi les échos-ricochets.
« Chacune de mes visites répond à une invitation inaugurale du sujet.
À mon arrivée, mes besaces étant vides, il reste un creux pour déposer quelque chose à porter ensemble. Demeurer vierge d’un savoir antérieur [...] est un préalable à l’invention, pour une maïeutique dans la rencontre.
[Cette] presque clinique consiste en un aménagement du paysage. Apprivoiser les espaces. Créer les conditions de l’hospitalité. [...] Pour que le sujet y trouve une possible inscription, il faut qu’il y ait une place à prendre. [...] Vers le manque. Vers la trace. » (P. Pervenche)
« Find your invisible self. »
« Nul n’est savant de l’invisible »
« nul n’est savant de l’invisible » répète ce jeune homme, rencontré au hasard d'un détour de rue. nul n'est savant de l'invisible – comme captif de la sonorité hors sens des mots.
on lui a servi un café
il y a ce temps de silence doux, où je dépose le sac à dos par terre et où je sors un gobelet, je mets une dosette de café, deux dosettes de sucres, une touillette, de l'eau chaude (mais pas bouillante)
et je tends le café à la personne.ce soir-là, nous n’avions plus de touillette. pour remplacer la cuillère absente, le jeune homme
« nul n’est savant de l’invisible »
a sorti de sa poche un vieux bout de bois pour touiller sa boisson chaude. puis, il a léché le bout de bois et l'a replacé délicatement dans sa poche et je me suis demandé quel goût le lichen apporte au café.
Il est délicat d'inscrire l'entre-deux des espaces liminaires par le langage, les éprouvés du seuil s'échappent hors de portée d'une symbolisation.
« L'abstraction, même elle, est faite de langage et elle a une certaine poétique qui lui est propre » raconte Olivia Tapiero dans un entretien. Ses expressions émettent des résonances : « une éthique de l'opacité » – « il y a une éthique à laisser les choses être, à laisser les choses penser en étant impensées. »
Est-ce qu’OA dit vrai ? Est-ce qu’elle fabule ? Est-ce qu’elle s’invente une narration réparatrice suite au trauma de sa captivité ?
Peu importe : les rencontres régulières qu’offre le dispositif de The Unfinished House at the Edge of Crestwood prennent soin : OA-Nina-Prairie s’historicise en écho et en parallèle du groupe et des relations interpersonnelles avec chacun des membres. Celle qui raconte est celle qui écoute les murmures. D'abord s'ouvrir, puis partager un récit commun.
« Storytelling or just learning to find language, to put trauma into words and sharing it to others is a beginning of a kind of healing. » (B. Marling) - La narration ou juste apprendre à trouver un langage, à mettre en mots des traumas et le partager aux autres est le début d'une forme de soin-réparation.
« The power of storytelling to kind of create a tribalism between people who might not otherwise been tied together. » (B. Marling) - Le pouvoir de la narrationn de créer une tribu entre des personnes qui n'auraient pas eu de liens autrement.
Un réconfort rhizomatique
« A collective etheric realm »
Ma voix n’est pas une. Elle se mélange, s’inspire, se forme comme un kaléidoscope reçoit et diffracte la lumière. Je suis façonnée par toutes ces histoires au bord du monde. Toujours surprise de la place qu’on m’octroie avec confiance, je me perds, j’observe, je m’accroche ; je m’accroche aux images liminales qui me consolent comme celles deThe OA, je m’accroche aux rencontres à la lisière qui m’affectent et me retiennent. Puis je tente d’honorer par les éprouvés devenue matière ce qui survit et brille dans les recoins cachés de la marge.
Sources
Léna Dormeau, « Habiter l’instabilité, vivre dans les interstices du monde », En Marges !, 7, « Les corps "hors-normes" », 2021.
Brit Marling, « I Don’t Want to Be the Strong Female Lead », The New York Times, 2020.
Brit Marling, « Brit Marling Chats The OA secrets », Gold Derby, Youtube, 2017.
Jenny Odell, « How to do nothing », Medium, 2017.
Pervenche Pierrillas, « Не ни гонете. Ne ni gonete. On ne nous chassera pas », Empan, 98, 2015.
Olivia Tapiero, « Créer avec la théorie », Crilcq, 2022.